Les années en tant que ministre de l’Energie

Ministre de l'Énergie et de l'Industrie du charbon de la République du Kazakhstan, Almaty - 1996

En mars 1995, Viktor Khrapunov est nommé au poste de Ministre de l’énergie et des mines. De mars 1997 à la mi-juin 1997, suite à une réforme importante au sein de l’Etat, il se retrouvera brièvement à la tête d’un Ministère élargi : deux ministères anciennement autonomes (géologie ; pétrole et gaz) seront alors adjoints à son portefeuille.

Cette première fonction ministérielle permit à Viktor Khrapunov de renouer avec son passé d’ingénieur. Au milieu des années 1980, il avait été responsable de produire et distribuer l’énergie électrique et thermique dans la ville d’Almaty. Une dizaine d’années plus tard, il assuma une responsabilité similaire, mais cette fois à l’échelle du pays, en qualité de ministre.

Lorsqu’il prit la tête du Ministère de l’énergie, le pays se trouvait au bord de l’asphyxie énergétique. Les vieilles habitudes du régime soviétique dominaient encore. Il était notamment très difficile d’obtenir des gros consommateurs industriels le paiement de leurs factures d’électricité. En conséquence, le Ministère de l’Energie manquait cruellement de moyens pour entretenir, reconstruire et développer les infrastructures existantes, lesquelles souffraient de leur extrême vétusté – environ 60% du parc énergétique se trouvait dans un état de délabrement avancé. Au surplus, le Ministère avait accumulé des dettes colossales envers les pays limitrophes auprès desquels il avait dû s’approvisionner. En 1995, par exemple, à elle seule, la dette du Kazakhstan envers les entreprises énergétiques russes s’élevait à 450 millions de dollars.

Les problèmes de l’époque se reflétaient dans les statistiques. Après l’indépendance du pays, en quelques années, la capacité nationale de production d’énergie électrique diminua de plus d’un tiers, passant de 88 GW/h (énergie électrique nécessaire pour couvrir les besoins du pays) à 66 GW/h. Pour comparaison, en 1986, sous le régime soviétique, lorsque l’industrie kazakhe tournait encore à plein régime, la consommation atteignit un record de 104 GW/h (avec achat à l’étranger pour couvrir l’écart avec la production domestique de 88 GW/h).

Les infrastructures énergétiques dont hérita Viktor Khrapunov cumulaient donc toutes les faiblesses : elles étaient vétustes, instables, endettées et incapables d’assurer un approvisionnement de base à une population qui en subissait les conséquences au quotidien. Il faut dire que, dans un pays comme le Kazakhstan, l’approvisionnement énergétique relève du défi logistique. Il s’agit de couvrir les besoins d’une région certes relativement peu peuplée (15 millions d’habitants) mais extrêmement vaste (cinq fois la superficie de la France). Pendant la première moitié des années 1990, suite au démembrement de l’Union soviétique, l’Etat central fut incapable d’assumer ses responsabilités. Faute d’argent, les producteurs d’énergie ne pouvaient plus acheter les combustibles et autres composants nécessaires à l’approvisionnement de la population et de l’économie. Cette pénurie débouchait sur un délestage automatique se traduisant par des coupures d’énergie chez les consommateurs privés. Le ministre dut introduire des mesures de rationnement dans tout le pays. Les coupes planifiées touchaient indifféremment ceux qui réglaient leurs factures et ceux qui ne les réglaient pas. C’était malheureusement une mesure inévitable: quartier par quartier, on coupait l’électricité jusqu’à six heures par jour, durant lesquelles, les pompes ne fonctionnant plus, l’eau était également indisponible.

Pour tenter de résoudre le problème, les ministres ayant précédé Viktor Khrapunov procédèrent à des augmentations de prix. La mesure, cependant, ne permit pas d’améliorer la situation. Elle s’avéra même contre-productive : frustrés par un service de mauvaise qualité, les consommateurs se sentaient davantage encore légitimés à ne pas régler leurs factures d’électricité, jugées exorbitantes, ce qui contribuait à aggraver encore la situation financière du Ministère. Craignant que le mécontentement de la population ne dégénère en révolte, le Premier ministre du Kazakhstan en arriva même à déclarer que la population était libre de ne pas régler les factures présentées par les entreprises énergétiques. Il fit adopter un arrêté gouvernemental légalisant le non-paiement des factures pour l’énergie consommée. Totalement chaotique, la situation était ingérable.

Entouré de spécialistes, Viktor Khrapunov choisit une autre approche pour s’attaquer au problème. Il mit au point un projet global de réforme du secteur énergétique qu’il présenta et fit accepter par le gouvernement kazakh le 30 mai 1996. Ce programme prévoyait, d’abord, une nouvelle répartition des responsabilités en matière d’approvisionnement en énergie électrique et thermique entre les autorités centrales et locales : la maîtrise des infrastructures resta centralisée auprès du ministère, mais chaque dirigeant local (régions et villes) devint responsable de l’approvisionnement sur son territoire respectif. Du coup, les autorités locales devaient assumer face à la population les coupes d’électricité – et ne pouvaient plus, comme par le passé, se défausser sur le ministère central. Il en résulta une forte incitation à ne plus laisser impunies les industries locales qui ne payaient pas leurs factures. De cette manière, le premier objectif de la réforme Khrapunov fut atteint : les recettes augmentèrent.

Le second volet du programme prévoyait les mesures suivantes :

  1. Mise en place d’un opérateur central chargé de réguler l’approvisionnement énergétique sur le plan national, de contrôler l’exécution des contrats d’approvisionnement et de représenter le Kazakhstan lors des négociations avec les compagnies énergétiques étrangères. L’entreprise KEGOK (Kazakhstan Elektric Grid Operation Company) fut fondée à cet effet.
  2. Les 9 plus grandes centrales électriques du pays devaient rester aux mains de l’Etat :
    • 4 centrales hydroélectriques : Bukhtarma, Oust-Kamenogorsk et Shulbinsk sur le fleuve d’Irtysh, ainsi que Kaptchagay sur l’Ily.
    • 4 centrales thermoélectriques : Ekibastuz 1 et 2, Aksuy et Karaganda 2 (à combustible solide).
    • La centrale nationale régionale de Dzhambul (à gaz).
  3. Régulation du marché de l’énergie électrique. Suite à l’élaboration des dispositions et de la réglementation de base dans ce domaine, le marché commença à fonctionner.
  4. Fondation d’une bourse de l’énergie électrique.
  5. Privatisation des petites entités productrices d’énergie électrique et des petites compagnies chargées de la distribution de l’énergie électrique.

Il y a lieu de préciser qu’au Kazakhstan la désétatisation et la privatisation étaient gérées par des entités créées à cet effet, à savoir la Régie nationale des biens publics et le Comité de privatisation des biens publics, lesquels relevaient directement du Président et du Premier ministre. Le Ministre de l’énergie et des mines, quant à lui, siégeait dans ces institutions avec 14 autres membres et, de ce fait, ne pouvait pas empêcher une privatisation déjà décidée.

En faisant jouer les lois du marché, il s’agissait d’introduire une dose de concurrence entre les unités de production d’électricité, de même qu’entre les sociétés de distribution de l’énergie électrique. Il en résulta une meilleure gestion des infrastructures et par conséquent une capacité augmentée de production – ce qui était le deuxième objectif de la réforme Khrapunov.

La réforme votée en mai 1996 porta rapidement ses fruits. En stabilisant le secteur énergétique, elle permit d’accompagner la transition entre un système planifié et une économie de marché encore balbutiante. Producteurs, transporteurs et distributeurs d’énergie furent séparés les uns des autres. La concurrence entre acteurs économiques commença à jouer, avec à la clé une tarification plus transparente pour des consommateurs qui pouvaient désormais choisir librement leur fournisseur et leur producteur. Une fois la crise maîtrisée, les infrastructures énergétiques du pays devinrent une proie intéressante pour le président Nazarbaïev, qui ne tarda pas à s’y intéresser.

C’est la raison pour laquelle, sur un point essentiel, la réforme échoua. Viktor Khrapunov voulait limiter la privatisation du secteur énergétique aux petites entités et laisser aux mains de l’Etat les plus grandes centrales hydro-électriques du pays, lesquelles représentaient 20% du parc, mais 50% de la capacité totale de production. Cette partie-là, à ses yeux, devait échapper à toute spéculation. Il s’agissait de conserver dans le domaine public le poumon énergétique du pays afin de protéger les intérêts supérieurs de l’Etat, notamment la capacité de ce dernier à approvisionner en énergie électrique l’ensemble du territoire national, en toute indépendance, quelle que soit la situation économique ou politique, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Ce choix en faveur d’un degré élevé d’autonomie énergétique comportait également une dimension sociale : les coupures de courant posaient de nombreux et graves problèmes à la couche la plus défavorisée de la population. Il incombait donc à l’Etat de rester souverain dans ce domaine afin de couvrir les besoins de base de toute la population sur tout le territoire.

En sa qualité de ministre, Viktor Khrapunov s’opposa farouchement à la privatisation des plus importantes centrales du pays. Face à l’appétit du Président de la République, il ne fit cependant pas le poids. A coups de directives envoyées directement au Premier ministre, sans consulter le ministre responsable, le président démantela le parc, pièce par pièce. Sachant son ministre opposé aux ventes, il le contourna et fit intervenir la Régie nationale des biens publics et la Régie nationale des privatisations. Bien que membre du gouvernement, le ministre de l’Energie voyait certains arrêtés gouvernementaux lorsque ceux-ci avaient déjà été signés. Le cas échéant, il ne pouvait que constater une vente déjà accomplie.

Ainsi, en violation de la réforme de mai 1996 votée par le gouvernement, Noursoultan Nazarbaïev fit transférer une à une toutes les centrales les plus puissantes du pays aux membres de sa famille ou à des sociétés leur étant affiliées. Aujourd’hui, Viktor Khrapunov peut en témoigner. Il peut raconter comment les ressources énergétiques du pays, qui valaient des milliards de dollars, furent bradées pour quelques millions. Quelques exemples :

  • La centrale électrique régionale de Ermakovsk (240 MW) est cédée au Groupe eurasien en 1996
  • La centrale thermique no 2 de Karaganda (400 MW) est cédée à Mittal (oligarque indien qui réside à Londres) en 1996
  • Kaz’zinc (qui appartient à Glencore) acquiert en 1997 Bukhtarma, la centrale la plus puissante du pays (500 MW)
  • Les centrales hydro-électriques d’Oust-Kamenogorsk (150 MW) et celle de Shulbinsk (700 MW) sont cédées à AES en septembre 1997 pour quelques 5 millions de dollars
  • La centrale hydro-électrique de Dzhambul (1200 MW) est cédée à Timur Kulibayev en 1999
  • La centrale thermique de Balkhash (70 MW) a été cédée à la société Kazakmys en 1998
  • La centrale électrique régionale de Karaganda 2 (500 MW) est cédée à Kazakmys en 1996
  • La centrale thermique de Dzhezkazgan (120 MW) est cédée à Kazakmys en 1997
  • La centrale hydro-électrique de Kaptchagay (460 MW) est cédée à Tractebel en 1997
  • La centrale électrique régionale d’Ekibastuz N 1 (4000 MW) est cédée à AES en 1997 pour quelques 5 millions de dollars.
  • En 2006 Noursoultan Nazarbayev a racheté la centrale électrique régionale d’Ekibastuz 1 pour 2 milliards de dollars – ce qui a représenté une vaste opération de blanchiment d’argent.

Ce bradage des ressources énergétiques représente un scandale d’enrichissement personnel. Vis-à-vis de la population kazakhe, il représente également une spoliation inacceptable, avec des conséquences financières très graves, non seulement à chaque fois qu’un morceau du patrimoine national était liquidé pour un prix dérisoire, mais également à moyen et long termes, lors de l’exploitation des installations par leur nouveau propriétaire. Cela représente un manque à gagner s’élevant à des milliards de dollars qui, au lieu d’entrer dans les caisses de l’Etat, viennent enrichir le clan Nazarbaïev.

Le cas de la centrale de Buktharma illustre bien ce phénomène. Toute l’Union soviétique avait participé, autour des années 1960, à la construction de l’ouvrage, un barrage de 90 mètres de hauteur. Des moyens pharaoniques furent mis en œuvre. Aujourd’hui encore, cette centrale hydroélectrique figure au 20e rang des plus grandes retenues d’eau au monde. Mise en service en 1964, cette installation avait pu, en 25 ans d’exploitation, amortir l’ensemble des investissements consentis pour sa construction. Entretien excepté, elle ne coûtait pratiquement plus rien, ce qui en faisait une affaire extrêmement rentable, dont la population kazakhe aurait dû profiter. Noursoultan Nazarbaïev en décida autrement et fit glisser les dollars dans sa poche.

La société belge Tractebel fut l’une des sociétés complices du président kazakh. Même lorsqu’elle présentait des offres médiocres, c’est elle qui était choisie. Ce fut le cas, par exemple, en 1996, lorsque la Régie nationale des privatisations vendit à Tractebel la centrale de Kaptchagay, d’une valeur d’environ 1 milliard de dollars, pour 2 millions de dollars. Ce fut encore le cas en 1997, à l’occasion d’un appel d’offres visant à transférer à des investisseurs privés l’exploitation du réseau de transport du gaz du Kazakhstan. La meilleure offre émanait de Gaz de France ; la moins bonne, de Tractebel. Sur ordre du président, Tractebel fut déclarée gagnante. Appelé à donner son accord après que les 14 autres membres de la Commission eurent déjà signé l’acte de vente, le ministre de l’Energie réussit in extremis à imposer une condition supplémentaire au vainqueur : des investissements de 650 millions de dollars pour terminer le gazoduc Tashkent-Almaty (1500 mm), la construction d’une station de compression de gaz et l’achèvement du gazoduc permettant de contourner la ville de Bishkek. Une partie seulement de ces investissements fut réalisée (le gazoduc Tashkent-Almaty).

En 1996, lors d’un Forum économique international qui se tenait à Crans Montana, Viktor Khrapunov apprit incidemment que Tractebel allait bientôt devenir propriétaire d’Almaty ENeRGo, l’une des principales ressources énergétiques du Kazakhstan. Il s’en indigna et déclara aux Belges qu’aussi longtemps qu’il serait ministre de l’Energie, Almaty ENeRGo resterait en mains publiques. En novembre de la même année, le ministre de l’Energie fut envoyé par le président à Londres pour y traiter un dossier subalterne. De retour à Almaty, il découvrit qu’Almaty ENeRGo – dont la valeur pouvait être estimée à 2 milliards de dollars – avait été vendue à Tractebel pour 5 millions de dollars. Faute de pouvoir empêcher la transaction, Viktor Khrapunov fit ajouter un programme de 700 millions d’investissements, avec possibilité de casser le contrat s’il n’était pas honoré. Ce programme prévoyait notamment la construction de la centrale hydroélectrique de Kerboulak, la réalisation du dispositif de réglage pour la centrale hydroélectrique de Kaptchagay sur le fleuve d’Ily, et l’installation de deux unités (la puissance de chacun était de 100 MW) à la centrale thermique d’Almaty N 2.

En 1997, en Belgique, une enquête pénale fut ouverte contre Tractebel et l’un de ses dirigeants – Nicolas Atérinos – fut accusé d’avoir versé un pot-de-vin de 50 millions de dollars pour obtenir Almaty ENeRGo.

Noursoultan Nazarbayev réalisa des bénéfices encore plus juteux lors de la privatisation du secteur minier. Pendant la période soviétique, le Kazakhstan produisait plus de 150 millions de tonnes de charbon par an. Les deux principales entreprises du secteur étaient Karagandaugol (38 mines extrayant plus de 50 millions de tonnes de charbon par année) et Ekibastouzugol (une mine à ciel ouvert d’une capacité de 100 millions de tonnes de charbon par an).

Après l’effondrement de l’Union soviétique, ce charbon ne trouva plus preneur en raison de son prix élevé. La Russie et l’Ukraine, deux des principaux importateurs de ce charbon (80% de la production leur était destiné), y renoncèrent. En conséquence, huit mines seulement continuèrent à fonctionner. On y extrayait du charbon à coke qui était fourni au Combinat métallurgique de Karaganda. Viktor Khrapunov proposa de vendre ces huit mines au prix du marché et d’utiliser le fruit de cette vente pour accompagner la fermeture des mines non rentables.

Le président en décida autrement. Les mines furent vendues pour une bouchée de pain à M. Mittal (Combinat métallurgique de Karaganda), et on utilisa l’argent des caisses publiques pour financer la fermeture des mines non rentables.

Le président découpa également l’entreprise Ekibastouzugol en plusieurs lots, chacun faisant l’objet d’une privatisation distincte. Le lot Vostochny, qui produisait 18 millions de tonnes de charbon par an, fut transféré à la Compagnie eurasienne, notoirement affiliée au président. La part du lion, à savoir le lot Bogatyr, qui produisait près de 50 millions de tonnes de charbon par an, fut vendu pour un prix dérisoire à L. Blavatnik, lequel, peu de temps plus tard, le revendit pour quelques milliards de dollars.

Ainsi dysfonctionne le Kazakhstan dominé par Noursoultan Nazarbaïev.